Michelle Perrot historienne, professeure émérite à l'Université de Paris VII - Denis Diderot
Conférence du Grep-mp, Parcours 19-20, 13 mars 1999

Le passé, parfois, nous submerge, nous étouffe, nous dérange, nous fait souffrir ou nous fait honte. Et souvent alors nous le repoussons. Vivre, c'est oublier. Aux individus comme aux groupes, "Du passé, faisons table rase", l'oubli apparaît comme une thérapie légitime.

Mais il existe bien des formes d'oubli. Il y a l'oubli spontané, qui est une espèce de respiration de la mémoire, et, par pudeur, on a besoin de cet oubli-là. Il y a l'oubli du refoulement des victimes, qui répugnent à se plaindre devant l'indifférence d'autrui : c'est par exemple le cas des femmes violées, qui n'osent pas parler. Il y a le silence des vaincus, contraints à l'effacement par les vainqueurs. Il y a le silence des dominés, des esclaves, des migrants, des pauvres, des femmes, dont le pouvoir efface ou omet les traces dans la mise en ordre du monde qu'est tout récit. Tout récit, toute histoire, opère une mise en ordre, et on peut dire que l'histoire se construit sur l'oubli, puisqu'on choisit certains objets, en en laissant d'autres de côté. Il y a un aspect sélectif dans l'histoire. Et le pire des effacements est le négationisme, car il nie l'existence de faits avérés, et en particulier du plus grand drame contemporain qu'a été la shoa.

Contre cela, contre cette expèce d'oubli spontané, ou volontaire, surgit autre chose, qui est le désir de mémoire. Il revêt une grande diversité de formes : le besoin de retrouver les traces, de retrouver les racines, de les rendre visibles. On peut dire qu'à l'heure actuelle nous sommes entrés dans une grande phase de mémoire : remémorer, commémorer, créer des lieux de mémoire, classer des objets, faire surgir la parole des muets, édifier des musées. La notion de patrimoine est aujourd'hui centrale. Ce sont autant d'opérations devenues quotidiennes — au risque même d'un certain ressassement de la constitution artificielle de souvenirs. La mémoire peut être un lieu de manipulation et les souvenirs, quelquefois, constituent des souvenirs-écrans qui deviennent en quelque sorte la représentation du passé. La mémoire est en tous cas un enjeu de luttes souvent féroces. Il n'y a peut-être pas toujours un devoir de mémoire, mais il y a certainement un travail de mémoire. La mémoire est un travail.

Entre ces deux pôles, entre l'oubli et le désir de mémoire, que peut l'histoire ? Car l'histoire ne se confond pas avec la mémoire. Sa démarche est autre. Entre les injonctions d'un présent auquel il appartient, et l'immensité d'un passé en partie détruit, dont ne surnagent parfois que des épaves, entre les désirs, les émotions, les droits des témoins, les prétentions des acteurs, l'historien peut-il être un médiateur, un passeur à la fois sympathique, voire engagé, et critique ? Peut-il avoir l'ambition d'être un quêteur de vérité ?

Je vous propose d'aborder successivement trois points. D'abord les formes de l'oubli. Puis les problèmes que pose la mémoire. Enfin, à travers des exemples précis, le travail de l'historien. Immense sujet dont nous n'aborderons que des îlots, empruntant quelques chemins de traverse d'un territoire presque sans limites. Le débat qui suivra nous permettra de prolonger, de nos réflexions croisées, cette exploration sans prétention autre que de regarder, un instant, le paysage contrasté de notre horizon mémorial.

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