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Vivre avec le passé, La documentation française, juillet-aout 2001

Vivre avec le passé

« Devoir de mémoire », « lieux de mémoire », « mémoires obsédantes de ces passés qui ne passent pas », « commémorations en tout genre » : pareille efflorescence témoigne à quel point les sociétés contemporaines semblent craindre de perdre leur passé, bien plus que d’être submergées par lui. Pourtant un tel trop-plein ne laisse pas d’être préoccupant quant aux difficultés qu’éprouvent finalement nos sociétés à assumer leur passé. Ainsi, la prégnance actuelle de la mémoire est-elle à la fois cause et conséquence de cette omniprésence du passé.

Encore faut-il savoir ce qu’est la mémoire - tout le monde ne parlant pas de la même chose -, ce que recouvrent ses silences et ses oublis. Encore faut-il s’interroger sur son étonnante polysémie faite de fragmentation et recoupements entre mémoires individuelle, collective et historique. Reste aussi à comprendre quels usages ces mémoires font du passé - quels tris s’opèrent et à quelles fins -, par quelles modalités enfin elles s’expriment aujourd’hui dans le champ social. La mémoire est-elle vérité du passé, comme pourrait le laisser croire le discours commémoratif, ou bien, pour citer l’historien Pierre Laborie, la mémoire ne serait-elle pas « moins présence du passé que présent du passé, usage fluctuant de ce passé selon les interrogations du présent » ?

II n’est pas simple de se repérer dans les mille chemins qu’emprunte la mémoire, dans ces entrelacs que constituent les relations complexes tissées entre mémoire, histoire et politique. D’autant plus que le jeu des oppositions binaires et sommaires entre mémoire - teintée d’obscurantisme - et histoire - irradiée des lumières de la raison -semble aujourd’hui révéler ses limites. Si la méfiance des historiens reste vive à l’égard de la mémoire - l’histoire consistant à se libérer en quelque sorte de la mémoire - et surtout de l’omniprésent « devoir de mémoire » promu au rang d’impératif catégorique, la mémoire est bel et bien devenue un objet d’histoire, d’une grande fécondité pour cette discipline.

Face à une mémoire envahissante et souvent dans tous ses états, l’historien ne peut plus se prévaloir de cette responsabilité normative, sorte de fonction cathartique, que lui assignait naguère Chateaubriand dans ses Mémoires d’outre-tombe. Lorsque tout tremble devant le tyran et qu’il est aussi dangereux d’encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l’historien paraît chargé de la vengeance des peuples. À la fois « trouble-mémoire » et « sauve-mémoire », l’historien semble appelé à jouer « un rôle de mise à distance, en essayant d’être moins tributaire des enjeux politiques, communautaires et identitaires qui se cachent derrière le devoir de mémoire .

© Yves Léonard - Editorial de « La mémoire, entre histoire et politique » - Cahiers Français 303- La Documentation Française

 

Mémoire et histoire : femmes, shoa, résistance, la flamme d'une chandelle


Michelle Perrot historienne, professeure émérite à l'Université de Paris VII - Denis Diderot
Conférence du Grep-mp, Parcours 19-20, 13 mars 1999

Le passé, parfois, nous submerge, nous étouffe, nous dérange, nous fait souffrir ou nous fait honte. Et souvent alors nous le repoussons. Vivre, c'est oublier. Aux individus comme aux groupes, "Du passé, faisons table rase", l'oubli apparaît comme une thérapie légitime.

Mais il existe bien des formes d'oubli. Il y a l'oubli spontané, qui est une espèce de respiration de la mémoire, et, par pudeur, on a besoin de cet oubli-là. Il y a l'oubli du refoulement des victimes, qui répugnent à se plaindre devant l'indifférence d'autrui : c'est par exemple le cas des femmes violées, qui n'osent pas parler. Il y a le silence des vaincus, contraints à l'effacement par les vainqueurs. Il y a le silence des dominés, des esclaves, des migrants, des pauvres, des femmes, dont le pouvoir efface ou omet les traces dans la mise en ordre du monde qu'est tout récit. Tout récit, toute histoire, opère une mise en ordre, et on peut dire que l'histoire se construit sur l'oubli, puisqu'on choisit certains objets, en en laissant d'autres de côté. Il y a un aspect sélectif dans l'histoire. Et le pire des effacements est le négationisme, car il nie l'existence de faits avérés, et en particulier du plus grand drame contemporain qu'a été la shoa.

Contre cela, contre cette expèce d'oubli spontané, ou volontaire, surgit autre chose, qui est le désir de mémoire. Il revêt une grande diversité de formes : le besoin de retrouver les traces, de retrouver les racines, de les rendre visibles. On peut dire qu'à l'heure actuelle nous sommes entrés dans une grande phase de mémoire : remémorer, commémorer, créer des lieux de mémoire, classer des objets, faire surgir la parole des muets, édifier des musées. La notion de patrimoine est aujourd'hui centrale. Ce sont autant d'opérations devenues quotidiennes — au risque même d'un certain ressassement de la constitution artificielle de souvenirs. La mémoire peut être un lieu de manipulation et les souvenirs, quelquefois, constituent des souvenirs-écrans qui deviennent en quelque sorte la représentation du passé. La mémoire est en tous cas un enjeu de luttes souvent féroces. Il n'y a peut-être pas toujours un devoir de mémoire, mais il y a certainement un travail de mémoire. La mémoire est un travail.

Entre ces deux pôles, entre l'oubli et le désir de mémoire, que peut l'histoire ? Car l'histoire ne se confond pas avec la mémoire. Sa démarche est autre. Entre les injonctions d'un présent auquel il appartient, et l'immensité d'un passé en partie détruit, dont ne surnagent parfois que des épaves, entre les désirs, les émotions, les droits des témoins, les prétentions des acteurs, l'historien peut-il être un médiateur, un passeur à la fois sympathique, voire engagé, et critique ? Peut-il avoir l'ambition d'être un quêteur de vérité ?

Je vous propose d'aborder successivement trois points. D'abord les formes de l'oubli. Puis les problèmes que pose la mémoire. Enfin, à travers des exemples précis, le travail de l'historien. Immense sujet dont nous n'aborderons que des îlots, empruntant quelques chemins de traverse d'un territoire presque sans limites. Le débat qui suivra nous permettra de prolonger, de nos réflexions croisées, cette exploration sans prétention autre que de regarder, un instant, le paysage contrasté de notre horizon mémorial.

la suite de cette réflexion sur cette page


 

"Guy Môquet : sous l'émotion, les mots", Ouest France, 28 septembre 2007, par Jean-Pierre Rioux

Jacques Chirac, on s'en souvient, avait dû faire abroger l'article de loi qui rendait obligatoire d'inscrire, dans les programmes scolaires, « le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord ». Nicolas Sarkozy, visiblement, ne craint pas ce genre de désaveu. Il impose la lecture aux plus jeunes, le 22 octobre, de la dernière lettre de Guy Môquet.
Ce faisant, il est dans son rôle d'« homme de la nation », tout comme il le fut, pendant sa campagne électorale, quand il a rameuté l'ensemble du panthéon national, de Victor Hugo à de Gaulle et de Jeanne d'Arc à Jaurès. À propos de ce dernier, d'ailleurs, on remarquera que, si la gauche socialiste avait voulu en conserver l'exclusivité, il n'aurait pas fallu qu'elle en fît un héros pour tous en le mettant au Panthéon en... 1924, sous les huées, d'ailleurs, des communistes qui préféraient alors faire feu sur les sociaux-traîtres.
Ce faisant, donc, Nicolas Sarkozy n'outrepasse pas, non plus, les droits et devoirs de la puissance publique en rappelant ainsi, à l'école et à ses maîtres, que l'éducation civique et l'enseignement de l'histoire peuvent et doivent aider chaque enfant et chaque adolescent à trouver sa place dans la collectivité au-delà de son quartier, de ses « racines », de sa « communauté » ou de sa « mémoire ». Que l'intelligence active s'exerce mieux sur des textes qui font foi. Que le jugement critique sur pièce vaut tous les « devoirs de mémoire » édifiants. Tant et si bien qu'on ne voit pas au nom de quoi la lecture de la lettre de Guy Môquet, remise dans son contexte par le professeur, pourrait être néfaste ou suspecte.
La perplexité est pourtant de mise. En effet, l'on peut craindre que cette lecture ne soit vécue comme un nouvel épisode du grand déballage compassionnel et du feuilleton victimaire dont nos sociétés se repaissent. Car, pour l'instant, c'est une victime de la barbarie nazie plus qu'un héros mort pour la France, un martyr au nom de la France plus qu'un partisan lucide qu'on propose à nos larmes et à nos indignations. On sait trop bien que l'émotion est devenue une nouvelle norme sociale, qu'elle oriente en mauvaise part notre vitalité démocratique.
Rien ne prouve, par conséquent, que la compassion bouleversante du 22 octobre ne va pas faire gémir plutôt que raffermir. Et que ne va pas proliférer l'affreux soupçon : et si ce Guy Môquet n'avait que souffert ? Et si, plutôt qu'une reconnaissance de son exemplarité, on ne lui devrait plus que la réparation due à toute victime, et surtout jeune victime ?
Sauf si, plutôt que de soupçonner une fois encore l'État et le pouvoir de malveillance intéressée, nous consentions à inscrire et à entendre le jeune fusillé dans sa mort même. Quand la violence et même des exécutions nourrissent aussi des bandes-annonces qui visualisent les crimes de terroristes, qu'elles agrémentent des clips d'« amateurs » sur le Net, quand la téléréalité diffuse l'horreur-réalité (1), on sait trop bien que progressent toutes les haines, celle de l'autre et celle de soi. Cette barbarie tant étalée et tant consommée, sans gêne ni raison, ruine sournoisement en nous le sentiment d'humanité.
Qu'arriverait-il si, le 22 octobre, tous ensemble, à l'école, à la maison, au travail, dans la rue, nous rappelions que Guy Môquet n'est pas mort pour rien ? Que son exécution ne fut pas un spectacle ? Mais qu'il a tout éclairé en agençant, impeccablement, les mots de sa dernière lettre ? Des mots pour le dire, pour donner du sens à une histoire commune, bien au-delà des images fugaces, des émotions d'un jour, du souvenir orchestré et des mémoires parcellaires. De ces mots sans lesquels, d'une année à l'autre, d'une génération à l'autre, un peuple perdrait honneur et joie à rester ensemble.

Jean-Pierre Rioux (*)

(1) Voir Michela Marzano, La mort spectacle. Enquête sur l'« horreur réalité » (Gallimard).
(*) Historien. Vient de publier La France perd la mémoire (Perrin).